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Je dois une bonne partie de ce que je sais aux lettres qu’Eugenia Moore et moi avons échangées au cours de mes premières années en prison. Les miennes n’étaient pas signées, aussi courtes qu’un mot au dos d’une carte de vœux, et adressées à des bureaux de poste dans des villes minuscules où elle n’habitait sans doute pas. Les siennes étaient longues de neuf ou dix pages et regorgeaient d’anecdotes et de souvenirs qui me laissaient songeur. Elle désirait tout savoir sur mon frère Bob avant leur rencontre à Silver City, au Nouveau-Mexique, et m’abreuvait en retour d’histoires sur lui.

« Le vol de chevaux a été notre principale occupation en 1889 et 1890 », ai-je un jour exposé à Miss Moore, avant de me perdre en détails suspects pendant sept pages écrites en pattes de mouche au crayon sur du papier à lettres de la prison.

« Voilà qui paraît bien téméraire », m’a-t-elle répondu.

 

 

On appelait alors ça pudiquement du maquignonnage, et ça payait bien. Une jument poulinière pouvait rapporter quarante dollars et un hongre quinze, ce qui nous permettait de séjourner dans des hôtels qui avaient l’eau courante et de mener grand train comme des joueurs professionnels. Nous étions toujours de plutôt bons représentants de la loi, si ce n’est que la nuit, nous taillions des croupières aux ranchers indiens, que nous haïssions. Nous attrapions les animaux égarés au lasso, nous capturions les retardataires avec des entraves et, de manière générale, nous faisions main basse sur toutes les bêtes que nous pouvions escamoter sans risque. Quant aux éleveurs blancs plus aisés, nous les saignions à blanc justement, allant quelquefois jusqu’à ouvrir les portes des corrals et à semer la panique parmi les animaux.

Un matin glacial de février, nous nous sommes ainsi rendus tous les trois jusqu’à un ranch avant le point du jour. Tandis que Bob restait en selle sur le chemin, tel un général, tassé dans son imperméable blanc pour se protéger du vent, à se souffler dans les mains, Grat s’est frayé un chemin dans les congères gelées à travers un brise-vent squelettique d’arbres plantés à l’automne  – abricotiers, pommiers et poiriers  – jusqu’à une bicoque en planches et en pisé avec un toit en gazon. Des taches jaunâtres dans la neige marquaient l’endroit où la maîtresse des lieux avait vidé le pot de chambre. Grat a pressé sa main nue contre un carreau givré jusqu’à ce que le verre redevienne verre et a regardé à l’intérieur. Des bûches consumées rougeoyantes sifflaient dans l’âtre. Mari et femme roupillaient dans leurs lits jumeaux. Grat m’a fait signe et je me suis rué hors de l’écurie avec des licous en corde et une musette d’avoine, le chapeau rabattu sur les oreilles avec une écharpe en laine.

Le corral était fait de grosses branches d’arbres presque droites. J’ai soulevé le montant de la porte, je l’ai écartée et j’ai pénétré dans l’enclos avec une poignée d’avoine dans ma main gantée. Les chevaux les plus âgés dormaient sur trois pattes, la tête à l’abri du vent. Deux juments ont renâclé et se sont éloignées de moi en trottinant sur le sol gelé, mais un hongre s’est avancé pour renifler ma main et a approché les lèvres des céréales. Un autre cheval l’a écarté du chanfrein et le hongre a battu en retraite, avant de faire semblant de brouter de l’herbe dans la neige. Pendant que l’animal de trois ans engloutissait les céréales dans ma main, Grat a escaladé la barrière derrière les autres. Insultés, ceux-ci se sont dérobés, mais le mâle dominant cherchait déjà à piocher dans ma musette. J’ai reculé hors du corral, je me suis essuyé le nez sur ma manche et j’ai secoué le sac. Mon mâle de trois ans m’a reluqué comme si j’étais stupide et qu’il avait mieux à faire, mais dans l’enclos, plusieurs autres chevaux humaient l’air, marmottaient ou se poussaient entre eux, et pour finir le dominant a consenti à se laisser passer bride et musette autour de la tête. Grat a mis un mors à une pouliche et nous avons guidé les bêtes jusqu’au chemin comme le soleil se levait.

Bob était accroupi sur la route, emmitouflé dans son manteau.

« J’ai deux pierres à la place des pieds », s’est-il plaint.

Nous avons attendu ensemble Grat, qui nous a rejoints après avoir bloqué la porte de la baraque avec une bêche, puis nous nous sommes enfuis par la route dans un vacarme de tous les diables.

Nous avons galopé vers la rivière, brisant la surface gelée, et pataugé avec nos chevaux volés en direction de l’est, jusqu’à une cuvette dans un lit à sec tapissé de feuilles jaunes et de neige. Nous avons fait une grosse flambée devant laquelle nous nous sommes réchauffés sous des couvertures et j’ai maquillé les marques au fer rouge en brûlant des lettres différentes au travers d’une serviette mouillée.

Grat et Bob sont arrivés dans l’après-midi au village de tentes d’Annie Walker, où voleurs et maquignons se rassemblaient. Un chien sommeillait sous les naseaux de quelques chevaux attachés. Un type maculé de sang éventrait au couteau, avant de la débiter, une vache laitière dont les estomacs se sont déversés, fumants dans le froid, tel du linge sale. Un homme accoutré d’une longue pelisse d’ours brun montait la garde sous l’auvent d’une tente en fumant la pipe. C’était lui qui servait d’intermédiaire pour toute transaction et, à la vue de Bob, il est rentré à l’intérieur pour inviter mon frère à le suivre.

En tant que représentants de la loi, nous couvrions nos arrières en livrant à la justice des petites frappes que nous escortions jusqu’à Fort Smith et Fort Scott  – ce qui nous valut même une certaine réputation en tant que défenseurs de l’ordre  –, mais nous ne nous préoccupions guère des délits mineurs, si bien que, à l’exception de Grat, qui se jetait volontiers au milieu des bagarres armé d’une chaussette remplie d’écrous, nous étions plus ou moins à la retraite et laissions à nos adjoints osages le soin d’appliquer la loi dans leur nation. Je m’étais vite lassé de falsifier la paperasse administrative et je fréquentais de plus en plus les dortoirs du ranch Bar X Bar, où je jouais au palet avec des pièces en compagnie de Dick Broadwell et Bill Doolin, tandis que Grat et Bob feignaient d’effectuer des patrouilles à cheval, la mine sévère. Mais comme moi, ils se fatiguèrent vite de cette comédie et commencèrent à rester des après-midi entières affalés dans des fauteuils sur une véranda, les pieds sur la rambarde, dans l’attente d’être destitués. Cela devait prendre plus d’un an.

Les territoires indiens faisaient alors l’objet d’une véritable ruée foncière : le 22 avril 1889, soixante mille colons répartis sur plus de cent cinquante kilomètres le long de la frontière du Kansas avaient été autorisés à s’élancer en masse sur les terres indiennes nouvellement accessibles au son des clairons de cavalerie. Le prix du sol pour les pionniers déposant une demande de concession auprès des bureaux fédéraux de Guthrie, Kingfisher ou Oklahoma City était de 1,50 $ par acre (soit environ 40 ares), plus 14 $ de frais d’expertises pour 160 acres (soit un peu moins de 65 hectares). Certains terrains de Guthrie qui furent acquis pour 258 $ au moment de la ruée valaient quatre ans plus tard de 100 000 à 250 000 $. Quand j’y suis arrivé pour louer mes services de vacher, Guthrie comptait seulement deux bâtiments en bois : le bureau d’enregistrement des concessions, le relais de diligences et c’était tout ; à l’issue de la ruée, la population s’élevait à trente mille personnes, qui vivaient dans des tentes blanches à perte de vue.

Les autorités fédérales n’étaient pas préparées à ça, ni aux passions qu’excitent des terres si bon marché, et il y avait trop peu de représentants de la loi pour lutter contre les spoliateurs, les voleurs et les assassins, de sorte que la plupart des défenseurs de l’ordre affectés aux Territoires se tinrent comme nous à l’écart des conflits, jusqu’à ce que le Congrès crée un tribunal fédéral pour le territoire de l’Oklahoma dans le cadre de la loi organique de 1890.

Mes frères et moi avions fait pot commun et dégotté une belle parcelle de terrain pour notre mère, et la famille Dalton, à l’exception de mon père, fit donc ses bagages et s’installa dans le Sud-Ouest, ce qui apparut à ma mère comme un changement providentiel. Ben prospérait, Charles et Henry faisaient petit à petit leur chemin et les filles avaient toutes des soupirants. Seuls mes frères Bill et Littleton habitaient encore en Californie, où Bill était en passe de devenir propriétaire d’une ferme céréalière et s’apprêtait à présenter sa candidature à l’Assemblée de Californie. Le divorce de mes parents fut prononcé la même année ; mon père, qui, de l’avis général, était fou, demeura seul à Coffeyville, où il mourut dans un cabanon à l’intérieur duquel, la nuit, il se tapait contre les murs en vomissant et en crachant du sang. Lorsque les voisins découvrirent son cadavre, les souris les avaient devancés.

C’était durant l’été 1889. Et ce fut à la même période qu’un rancher du nom de McLelland surprit Grat en train de circuler au milieu d’un groupe de ses chevaux avec des longes, des brides et le coup d’œil d’un juge de concours. McLelland et deux journaliers tentèrent de traîner Grat en prison, mais ils s’aperçurent qu’il était plus difficile à manœuvrer qu’un piano et l’attachèrent à une moissonneuse McCormick le temps d’aller quérir des renforts. Puis ils ligotèrent Grat la tête en bas, en travers d’un cheval ensellé hirsute, tandis que mon frère crachait sur ses persécuteurs et vociférait comme Satan en personne  – un Cherokee déserta même en cours de route tant il eut peur.

« Je vais mettre un terme à ces rapineries, affirma McLelland. Un marshal adjoint, quand même ! Ce que je devrais faire, c’est prendre un pic à glace et te balafrer la face comme Caïn.

— Je choperai tes gosses sur le chemin de l’école et je leur péterai les dents avec un burin. »

Le rancher parut si horrifié que mon frère sourit et se frotta le nez contre le flanc du cheval.

« Ne fais pas gaffe à ce que je raconte, McLelland. C’est que des paroles en l’air. »

Quand, au matin, nous avons constaté que Grat ne revenait pas avec les animaux à notre feu de camp, Bob et moi sommes partis à sa recherche et nous avons rattrapé McLelland et sa clique alors qu’ils étaient encore à plusieurs kilomètres de la ville. Toutefois, ils étaient trop nombreux, nous n’étions pas assez armés et, à cette époque-là, nous n’étions encore guère enclins à recourir à ce genre de méthode, aussi avons-nous gardé nos distances comme des loups et nous sommes-nous bornés à rôder autour de la prison durant les trois mois où Grat fut emprisonné.

Grat se balançait, agrippé à la grille, ou raclait sa boucle de ceinture contre les barreaux jusqu’à ce que le geôlier soit obligé de se boucher les oreilles ; Bob et moi nous affalions dans les fauteuils en bois inconfortables du bureau du shérif et nous astiquions nos insignes sur nos jambes de pantalon. Je notais dans un cahier le nom de toutes les personnes qui franchissaient la porte, et dès que le shérif prenait le café, Bob l’apostrophait tel un inspecteur fédéral et lui demandait s’il n’avait pas autre chose à faire. Finalement, Bob reçut une lettre du marshal Jacob Yoes, le supérieur de Grat, qui s’enquérait de ce qui se passait. Bob répondit par une longue missive invoquant les droits constitutionnels de Grat.

Peu après, Grat fut libéré sans procès, car le procureur avait argué que l’on n’avait aucune preuve formelle d’une quelconque intention maligne. Nous nous étions en apparence bien dépêtrés de cette arrestation, mais elle avait éveillé la suspicion à l’encontre des frères Dalton et se solda pour Bob et moi par notre éviction de la police tribale osage par les commerçants sourcilleux de Pawhuska.

Ce ne fut pas vraiment un coup dur, car le gouvernement fédéral était toujours en quête de marshals adjoints expérimentés pour les territoires indiens, de sorte que Bob fut simplement affecté à Claremore dans la nation cherokee. Mon frère et moi avons alors tenté de nous racheter une conduite et de laver notre réputation ternie. Bob se lança sur la piste d’un ivrogne indien du nom d’Alex Cochran, qui avait collé une balle dans le ventre d’un marshal adjoint, mais il fit accidentellement feu sur le fils de Cochran ; il l’atteignit dans le dos, et l’impact fut tel qu’à deux cents mètres de distance, on aurait dit que le gamin avait reçu un coup de pelle.

Nous nous sommes approchés du corps avec précaution, au pas sur nos chevaux. Après avoir considéré un moment son cavalier, la jument du gosse s’en était allée brouter dans le fossé. Et mon frère avait alors découvert que l’énergumène violent qu’il poursuivait n’était guère plus grand qu’un chétif crieur de journaux.

« Oh, mon Dieu… » avait gémi Bob en sautant de selle.

La balle avait quasiment éviscéré l’enfant. Bob avait déchiré sa chemise afin de le panser, puis étalé une couverture de selle sous le gamin pour le soulever. Le mioche avait vomi du sang sur Bob pendant tout le trajet du retour jusqu’en ville, où tous les Cherokees avaient vite été mis au courant.

Bob avait attendu, assis sur les marches du cabinet du docteur, pendant que j’assistais à l’opération et que je tendais au vieux médecin ses éponges, ses clamps et ses instruments en argent. Dehors, les gens discutaient entre eux et montraient mon frère du doigt ; une vingtaine d’Indiens menaçants fixaient Bob de l’autre côté de la rue, sous l’avant-toit, la main sur la crosse de leurs pistolets. Une fillette vêtue d’une robe en vichy s’était plantée devant mon frère sur le trottoir.

« Un monsieur m’a donné cinq cents pour vous poser une question. »

Bob avait à peine levé les yeux.

« Il m’a dit de vous demander si vous étiez bien le Bob Dalton qui a abattu Charlie Montgomery comme un corniaud sans lui laisser aucune chance. »

 

 

Nous sommes néanmoins restés à Claremore durant tout l’hiver, dans une tente confédérée plantée à la périphérie de la ville. Grat n’était plus marshal adjoint depuis qu’une lettre de réprimande signée par le juge Isaac Parker était parvenue à son bureau de Tahlequah et il tuait le temps pendant que Bob et moi assurions le maintien de l’ordre. Il achetait une flasque de whisky tous les matins, passait le plus clair de l’après-midi appuyé à une queue de billard et tous les soirs, vers dix heures, vous entendiez un « gling » dans le cimetière quand il cassait sa bouteille vide sur une pierre tombale. Bob, lui, aimait à louer un cabriolet pour emmener des quarteronnes au bord d’une rivière au cours lent où il péchait le poisson-chat ou encore pour se rendre jusqu’à la cabane d’une squaw qui disait la bonne aventure en brûlant des cheveux. Quant à moi, je rédigeais tous les midis une lettre d’amour de deux pages avant d’apposer sur l’enveloppe, à l’encre brune, d’une écriture appliquée, l’adresse de Miss Julia Johnson. Puis la neige arriva. Nous chassions la caille et le lièvre. Grat coupait du bois pour une blanchisserie en ville et j’étais un habitué des jeux de palet derrière le magasin d’aliments pour bestiaux  – le seul de nous trois que les autochtones toléraient. Bob lisait le journal et la gazette hebdomadaire de la police chez le coiffeur. Il écrivit une lettre de huit pages à notre frère Bill en Californie et en reçut en retour une de seize.

« Viens dans l’Ouest, frangin, lui conseillait Bill. Les femmes ont ici des cheveux de lin ; l’ambroisie colore d’or les champs. Tu pourras humer les eucalyptus et regarder le soleil s’éteindre dans l’océan. »

 

 

Notre quiétude servait à détourner l’attention des habitants de Claremore de notre véritable occupation, car nous fauchions les uns après les autres les canassons des Cherokees et des métis afin de nous constituer une jolie petite armada que nous avions déjà prévu de vendre au Kansas. Nous avons écumé les étendues neigeuses pendant des nuits et lorsque, au printemps, tout ce qu’on appelait jusqu’alors les Territoires indiens  – à l’exception des réserves concédées aux « cinq tribus civilisées »  – devint le territoire de l’Oklahoma, nous disposions d’une vingtaine de bons chevaux.

C’était au mois d’avril de l’année 1890. Il y eut des lancers d’enclumes, des barbecues et des prières collectives pour célébrer cette victoire de haute lutte de la civilisation et Bob et moi nous sommes offert une visite au bordel tenu par notre cousine issue de germains, Pearl Younger  – la fille de Cole Younger et de Belle Starr, la légendaire « reine des bandits »  – qui est montée avec Bob gratuitement, parce qu’il était de la famille, tandis que je patientais dans un rocking-chair en chintz de la salle de couture avec une prostituée de quatorze ans sur les genoux, qui m’écoutait causer de Julia Johnson. Et ce ne sont pas des histoires !

« Comment elle se coiffe ? s’était renseignée ma compagne. Est-ce qu’elle a des barrettes en ivoire ? Moi, c’est pour ça que j’économise. Un type m’en avait promis deux, mais depuis, il a eu un lumbago et il est cané. »

Mon frère était resté au lit avec Pearl pendant la plus grande partie de l’après-midi et il m’a plus tard rapporté que, tout en décrottant ses bottes avec une cuillère à café au-dessus d’un journal déplié par terre, il avait consulté sa petite-cousine qui paradait nue dans la pièce avec le ceinturon trop large et le pistolet de Bob autour de la taille.

« Mettons que je rassemble une équipe comme celle de ton papa. Qu’en penserais-tu si c’était moi le chef ? »

Ma cousine Pearl s’était penchée pour se regarder dans la glace de la commode et écarter quelques mèches de cheveux de ses joues.

« Oh, je n’y connais rien à tout ça.

— Ce pauvre vieux Grat, il est bête comme un bloc de sel et il le sait. Il est même pas capable de compter jusqu’à dix sur ses doigts. Emmett n’a que dix-huit ans et il est toujours à l’affût de ce que je vais bien pouvoir faire ; il n’est pas vraiment indépendant. Sans me vanter, à mon sens, je suis le meilleur candidat. J’ai de la jugeote, j’ai du cran et je n’ai aucun vice, à part “ça” et voler des chevaux. Au fond de lui-même, tout homme sait pour quoi il est fait. »

Pearl avait débouclé le ceinturon et enfilé une robe de chambre. Elle s’était brossé les cheveux.

« Tu me trouves jolie, Bobby ?»

Il l’avait observée.

« Plutôt.

— Je n’estime pas “ça” immoral du tout, avait-elle déclaré. C’est comme ça que j’ai été élevée. »

 

 

Bob et moi étions ensuite retournés à Wagoner, où Grat veillait sur notre armada. Comme je tenais à apporter un peu de distinction à notre écurie, j’ai convaincu mes frères que nous devrions faire une descente chez Bob Rogers pour nous emparer de ses bêtes de premier choix et de ses chevaux de course. Nous nous sommes mis en route vers minuit et nous nous sommes engagés sous la pluie avec le produit de nos razzias hivernales sur un chemin boueux. Le petit William McElhanie et Bitter Creek Newcomb nous avaient offert leur aide quelque temps auparavant et ils nous accompagnaient, Bob et moi, lorsque nous nous sommes élancés pour prendre au lasso autant d’animaux que possible, tandis que Grat, emmitouflé dans son imperméable, gardait notre vingtaine de chevaux et préparait du café pour notre retour.

Il ne faisait pas chaud cette nuit-là. La pluie crépitait comme de la cendrée sur nos chapeaux, mais Bob réussit tout de même à allumer un cigare  – il ne fumait qu’occasionnellement  –, qu’il réduisit à l’état de moignon avant que nous ayons atteint les terres limoneuses où les bêtes de Rogers musardaient avec cet air absent qu’ont les chevaux, comme s’ils n’avaient pas conscience de l’orage. Mon frère et moi les avons rabattus en direction de McElhanie et Newcomb en leur assénant de temps à autre un petit coup de lasso sur la croupe.

Les chevaux s’éparpillaient, ils se rassemblaient, ils regimbaient quand McElhanie leur passait la corde au cou, mais nous avons malgré tout pu séparer les plus beaux spécimens des bêtes ensellées ou boiteuses et les ramener avec force cris et clameurs jusqu’au reste de notre armada.

Toutefois, voler les bêtes de Bob Rogers fut fatal à notre réputation dans les Territoires. Rogers était un Indien mince comme un manche de pioche, rapiat et rancunier. Il dormait si peu qu’il ne se déshabillait jamais et se bornait en général à fermer les yeux pendant trois ou quatre heures sur une chaise Shaker[1] à dossier droit au milieu de sa salle de séjour au sol en terre battue. Il se réveilla cette nuit-là vers trois heures et demie du matin et, comme il mêlait son urine à la pluie depuis le seuil de sa cuisine, son regard se posa sur sa faucheuse, sur sa charrue à mancherons et sur ses chevaux endormis debout près de la mangeoire. Il lui parut bizarre qu’ils se soient aventurés jusque-là et quand, plissant les yeux, il vit combien il lui en manquait, il remonta sa bretelle droite, puis empoigna le revolver à percussion chargé qu’il conservait dans son garde-manger. Il s’avança pieds nus dans les herbes hautes jusqu’à la clôture et attrapa par la queue la seule bête de course restante, que Newcomb avait laissée par erreur. Puis il se lança à nos trousses.

Newcomb avait pris les vingt dollars que lui avait remis Bob, il les avait fourrés dans le fond d’une de ses bottes et avait regagné au galop le ranch Turkey Track pour y entamer sa journée de travail. McElhanie avait tenté de s’attarder, mais vu que Grat ne cessait de le fusiller du regard, il avait fini par partir pour le campement d’Annie Walker afin d’y louer ses services sous le pseudonyme de « Narrow Gauge Kid » , « le Kid de la voie étroite ».

Nous avons vendu la moitié du lot à une vingtaine de kilomètres de Baxter Springs, à Colombus, au Kansas, où nous nous sommes attardés comme de mauvais sujets, le temps d’esquinter à coups de couteau les pieds d’une chaise dans un café, de jeter des cacahuètes sur les fermiers au saloon et de braquer nos pistolets déchargés sur tous les gosses du haut de nos chevaux.

Étant donné qu’il n’avait plus besoin de faire semblant d’être marshal adjoint, le lendemain matin, Bob signifia sa démission au tribunal de Wichita dans une lettre dont il rédigea quatre brouillons et à laquelle il joignit une liste de doléances presque toutes liées à sa rémunération. J’eus un serrement de cœur quand mon frère renonça au métier, parce que mon poste dépendait du sien et que, au fond, j’avais toujours envisagé le vol de chevaux comme une sorte de parenthèse que je pourrais plus tard refermer, quand le salaire se ferait plus régulier.

Nous n’étions donc plus des représentants de la loi quand nous nous sommes engagés dans la rue principale de Baxter Springs avec notre armada volée que nous cornaquions au moyen de gaules en bambou. Nous étions des voleurs de chevaux sales et mal rasés, dont les selles grinçaient à cause de la pluie. Grat fermait la marche, Bob et moi étions respectivement au milieu et devant. Nous venions de franchir un coin de rue avec nos mustangs quand nous avons aperçu un détachement de métis qui mettait pied à terre  – et Bob Rogers, avec sa chemise et ses jambières graisseuses, un foulard rouge sur les cheveux, qui retaillait l’un des sabots de son coursier avec un canif. À peine nous a-t-il avisés qu’il s’est saisi de son fusil et a essayé de nous faire sauter le caisson. Mais je m’étais déjà écrié : « Attention ! » avant d’exécuter une demi-volte et Bob a fait rebrousser chemin à nos bêtes volées en les cinglant de coups de bambou jusqu’à ce qu’elles décampent en se bousculant et en cavalcadant sur les trottoirs en planches, si bien que les tirs de Rogers n’ont touché que des fenêtres.

Bob et moi avons foncé tête baissée vers la route sillonnée d’ornières qui quittait la ville, en fouettant nos montures avec nos rênes en cuir et en soulevant des mottes de boue qui voltigeaient comme des chaussures. L’un des compagnons de Rogers a eu cependant le temps de tirer avant que nous soyons hors de portée et la balle a emporté un bout de l’oreille droite de mon cheval. Le sang a jailli en arrière tel un serpentin. Nous n’étions qu’à moins de dix kilomètres de la ville lorsque ma monture est arrivée au bout de ses forces. Tout ce à quoi je pouvais penser, c’était à ce voleur de chevaux qui s’était fait capturer par les Indiens et que les squaws avaient découpé en morceaux de la taille de filets de truite. Heureusement, un fermier a débarqué de nulle part à bord d’un chariot tiré par un attelage de Morgan hirsutes et j’ai aussitôt levé mon lourd six-coups à deux mains.

C’était un agriculteur fluet et guindé et il a obéi comme un écolier timoré. Bob a dételé l’un des Morgan et l’a approché de moi pour que je puisse permuter avec ma monture flageolante, puis nous avons piqué des deux. Nous nous sommes ébranlés lourdement en direction des bois et nous nous sommes échappés sains et saufs.

Grat n’eut pas autant de chance. Quand Bob avait commencé à cravacher les chevaux avec sa perche en bambou, Grat s’était engouffré au galop dans une ruelle secondaire en décochant un coup de pied dans une poubelle qui s’était renversée en tintinnabulant. Il avait pris le temps de faire dégringoler derrière lui une échelle qui s’était abattue avec fracas et avait fait chuter la tête la première le cheval d’un de ses poursuivants, puis il avait guidé sa monture à travers des herbages jaunes aussi hauts que le ventre de celle-ci jusqu’au ballast des voies de chemin de fer, où il avait attaché une longe autour du cou des deux chevaux volés qui l’avaient suivi avant de se remettre en route le long d’une rivière sinueuse et boueuse grossie par les averses de printemps.

Il n’avait guère été difficile de le pister dans la terre meuble de la berge et, en quelques minutes, les Indiens furent assez près pour entendre devant eux des chevaux qui pataugeaient à la queue leu leu. Ils avaient intercepté mon frère près d’un barrage de castor. Grat était debout dans ses étriers et jetait des regards alentour tel un touriste quand le shérif de la ville s’était exclamé : « Les mains en l’air, Dalton ! »

Mon frère s’était abrité les yeux de la main pour étudier le détachement qui l’encerclait et il avait souri.

« Je n’ai jamais été aussi embarrassé », avait-il dit en minaudant.

Le sang des Dalton
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